No. 70 – De la raison
1 Corinthiens 14,20
1781
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Édition numérique © cmft, octobre 2017
« Ne soyez pas des enfants en intelligence; mais soyez des enfants à l’égard de la malice; et pour ce qui est de l’intelligence, soyez des hommes faits. » (1 Corinthiens 14,20)
1. ‘Si la raison est contre l’homme, l’homme sera toujours contre la raison.’ Cette judicieuse remarque d’un écrivain qui avait étudié la nature humaine, a été confirmée par l’expérience de tous les âges ; et nous en avons vu des exemples nombreux même dans les premiers temps du monde chrétien, aussi bien que du monde païen. Alors même il y avait en abondance des hommes bien intentionnés, qui n’ayant pas eux-mêmes une forte dose de raison, s’imaginaient qu’en religion elle était inutile, ou même qu’elle était un obstacle. Il s’est trouvé successivement des hommes qui ont cru et affirmé la même chose, mais jamais dans l’église chrétienne ils ne furent plus nombreux que de nos jours.
2. Dans le nombre de ceux qui méprisent et abaissent la raison, vous trouverez toujours ces enthousiastes qui prennent pour des révélations divines les songes de leur imagination ; n’attendons pas que des gens de cette espèce montrent beaucoup d’égards pour la raison ; possédant un guide infaillible, ils ne sont que peu ébranlés par les raisonnements des hommes faillibles. Nous trouvons ordinairement à leur tête, la troupe entière des antinomiens, tous ceux qui, malgré leurs dissentiments entre eux à d’autres égards, s’accordent ‘à anéantir la loi par la foi’. Si vous leur parlez de la raison, lorsqu’ils avancent la proposition la plus absurde et la plus blasphématoire, ils se contenteront de vous répliquer, comme réponse satisfaisante : ‘Oh ! c’est votre raison, une raison charnelle’ ; et ainsi tous les arguments sont inutiles auprès d’eux, car ils les rejettent dédaigneusement.
3. Pour ceux qui s’aperçoivent de cet extrême, combien n’est-il pas naturel de se jeter dans l’extrême opposé, et parce qu’ils voient fortement l’absurdité de déprécier la raison, combien ne sont-ils pas portés à l’exalter outre mesure ? De-là vient que de tous côtés nous retrouvons des hommes qui posent comme principe incontestable que la raison est le plus beau don de Dieu ; ils la dépeignent sous les plus vives couleurs ; ils l’élèvent jusqu’aux nues ; ils aiment à chanter ses louanges ; peu s’en faut qu’ils ne la divinisent ; ils la regardent presque comme infaillible ; selon eux la raison est pour tous les hommes un guide suffisant, et capable, par sa lumière naturelle, de les conduire dans toute vérité et toute vertu.
4. Ceux qui ont des préjugés contre la révélation chrétienne, qui ne reçoivent pas les écritures comme les oracles de Dieu, se jettent presque tous dans cet extrême ; à peine une exception m’est-elle connue ; et il en est de même de tous ceux qui nient la divinité de Christ, quel que soit leur nom. (Quelques-uns, il est vrai, disent ne pas nier sa divinité, mais seulement sa divinité suprême, mais cela revient au même, car lui refuser la divinité suprême, c’est dire qu’il n’est pas Dieu du tout ; à moins de prétendre qu’il y ait deux Dieux, un grand et un petit !) Toutes ces personnes exaltent beaucoup la raison comme le grand guide qui ne peut errer. À ces exaltateurs de la raison, nous pouvons ajouter les hommes d’une intelligence forte, qui s’imaginent pouvoir connaître toutes choses parce qu’ils sont plus instruits que le reste de leurs semblables. Nous pourrions y joindre encore plusieurs personnes qui se trouvent dans l’autre extrême : des personnes faibles d’intelligence, chez qui l’orgueil (le cas est très commun) remplace le sens commun, et qui ne se doutent pas de leur aveuglement parce que toujours elles ont été aveugles.
5. N’y a-t-il donc point de milieu entre ceux qui déprécient et ceux qui exaltent la raison ? À coup sûr il y en a eu ; mais qui l’indiquera ? Qui tracera le chemin ? Le grand maître de la raison, M. Locke, a fait quelque chose de la sorte, dans un chapitre de son ‘Essai sur l’Intelligence humaine’ ; mais il ne traite qu’indirectement de notre cas : il n’arrive pas au point. Le bon et savant docteur Watts a écrit d’une manière admirable touchant la raison et la foi ; mais rien de ce qu’il a écrit n’indique le milieu qui existe entre estimer trop et n’estimer pas assez la raison.
6. Je voudrais volontiers suppléer en quelque mesure à ce grand défaut : je m’efforcerai donc (1) d’indiquer à ceux qui la déprécient — ce dont la raison est capable ; (2) à ceux qui l’exaltent trop haut je montrerai ce que la raison ne peut faire.
Mais avant d’accomplir l’une ou l’autre de ces choses, il est absolument nécessaire de définir le terme, de fixer la signification précise du mot en question. À moins de le faire, nous pourrions prolonger éternellement la dispute, sans arriver à un bon résultat. Une cause principale des controverses innombrables qui ont eu lieu sur la raison, c’est que peu de disputants ont défini le mot sur lequel ils discutaient ; comme conséquence naturelle, ils ne s’accordèrent pas plus à la fin qu’au commencement.
I. 1. Le mot raison est quelquefois pris dans le sens d’argument ; comme dans cette phrase : ‘Donnez-moi la raison de votre assertion.’ Nous lisons dans Esaïe : ‘Produisez vos puissantes raisons’ ; c’est-à-dire, vos puissants arguments. C’est à peu près dans le même sens que nous disons : ‘Il a de bonnes raisons pour le faire’ ; ici le mot semble signifier : il a des motifs suffisants, — capables d’influencer un homme sage. Mais comment faut-il comprendre le mot dans la célèbre question touchant la raison des choses ? Surtout lorsque l’on demande : ‘An rationes rerum sint aeternae ? si la raison des choses est éternelle.’ L’expression raison des choses ne signifie-t-elle pas ici la relation des choses les unes avec les autres ? Mais, qu’est-ce que la relation éternelle des choses temporelles, des choses qui n’ont existé que depuis hier ? La relation de ces choses pouvait-elle exister avant que les choses elles-mêmes existassent ? Et n’est-ce pas la plus palpable de toutes les contradictions que de parler d’une relation semblable ?
2. Dans une autre acception, le mot raison est presque synonyme d’intelligence : il signifie une faculté de l’âme humaine, cette faculté qui s’exerce de trois manières : par la conception, — le jugement, — le discours. La conception simple, c’est lorsque l’esprit conçoit une chose ; c’est le premier acte et le plus simple de l’intelligence. Le jugement, c’est déterminer que les choses conçues auparavant s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles. Le discours, à parler strictement, c’est la marche ou le progrès de l’esprit d’un jugement vers un autre. La faculté de l’âme qui renferme ces trois opérations, voilà ce que j’appellerai maintenant la raison.
3. En prenant donc le mot dans ce sens, considérons d’abord impartialement ce que la raison peut faire. Qui pourrait nier qu’elle ne puisse beaucoup dans les affaires ordinaires de la vie ? Si nous commençons au plus bas degré, la raison enseigne aux domestiques à accomplir les différents travaux auxquels ils sont employés, à s’acquitter de leur devoir dans les offices les plus bas comme dans ceux qui sont plus relevés. Elle dit au laboureur la manière et la saison pour cultiver ses champs, labourer, semer, moissonner, rentrer ses grains, élever et soigner son bétail ; elle lui enseigne enfin à agir avec prudence et habileté dans toutes les parties de ses occupations. La raison montre aux artisans la manière de préparer les différentes espèces d’habillements, les mille nécessités et les convenances de la vie, non-seulement pour eux-mêmes et leurs familles, mais encore pour leurs semblables, les plus rapprochés comme les plus éloignés. À ceux d’une capacité plus relevée, elle enseigne à concevoir et à exécuter des travaux d’une nature plus élégante. Elle montre au peintre, au statuaire, au musicien, la manière d’exceller dans le poste où la providence les a placés. Elle enseigne au matelot à diriger sa course au sein des profonds abymes. Elle rend ceux qui étudient les lois de leur pays capables de défendre les biens ou la vie de leurs concitoyens, — et ceux qui étudient la médecine, capables de guérir la plupart des maladies auxquelles nous sommes sujets dans notre condition actuelle.
4. Si nous allons un peu plus haut, il est certain que la raison peut nous aider à parcourir le champ tout entier des arts et des sciences, — la grammaire, la rhétorique, la logique, la philosophie naturelle et morale, les mathématiques, l’algèbre, la métaphysique. Elle peut nous enseigner tout ce que l’habileté et l’industrie de l’homme ont découvert depuis des siècles. Elle est absolument nécessaire pour l’accomplissement convenable des plus importantes fonctions ; celles des magistrats, d’un rang inférieur ou supérieur ; et celles des gouverneurs suprêmes ou subordonnés, soit pour les provinces, soit pour les royaumes.
5. Peu d’hommes de sens nieront ces choses. Aucune personne ne peut douter de l’utilité considérable de la raison dans toutes les choses qui ont rapport au présent monde. Mais si nous parlons de choses plus relevées, des choses de l’autre monde, de quelle usage sera alors la raison ? Sera-t-elle en religion une aide ou un obstacle ? Elle peut beaucoup dans les affaires humaines, mais que pourra-t-elle quant aux choses de Dieu ?
6. Ce point mérite d’être pleinement examiné. Si vous demandez : ‘que peut la raison en religion’ ? Je réponds : elle peut beaucoup à l’égard des fondements et de la structure.
Le fondement de la religion véritable se trouve dans les oracles de Dieu : il est posé sur les prophètes et les apôtres, Jésus-Christ lui-même étant la maîtresse pierre du coin. Or, de quel excellent usage ne sera pas la raison si nous voulons comprendre ces oracles vivants, ou bien les expliquer aux autres ? Et, sans elle, comment serait-il possible de comprendre les vérités essentielles qui y sont renfermées ? N’est-ce pas la raison (assistée du Saint-Esprit) qui nous rend capables de comprendre ce que les saintes écritures déclarent sur l’existence et les attributs de Dieu ? — Son éternité et son immensité, sa puissance, sa sagesse, sa sainteté ? C’est par la raison qu’en quelque mesure Dieu nous rend capables de comprendre la manière dont il agit avec les enfants des hommes ; la nature de ses différentes dispensations, de l’ancienne et de la nouvelle alliance, de la loi et de l’évangile. Par elle nous comprenons (son Esprit ouvrant et éclairant les yeux de notre intelligence) ce qu’est la repentance dont on ne se repent point ; ce qu’est la foi par laquelle nous sommes sauvés; la nature et la condition de la justification, ses fruits immédiats et subséquents. Par la raison, nous apprenons ce qu’est la nouvelle naissance, sans laquelle nul ne peut entrer dans le royaume des cieux, et ce qu’est la sainteté, sans laquelle nul ne peut voir le Seigneur. Par l’usage légitime de la raison nous arrivons à connaître quelles dispositions constituent la sainteté intérieure, et ce que c’est qu’être extérieurement saint, saint dans toute notre conduite : en d’autres mots, ce qu’est l’esprit qui était en Jésus, et ce que c’est que de marcher comme Christ lui-même a marché.
7. Sur tous ces points, il se trouvera beaucoup de choses où nous aurons besoin de toute notre intelligence si nous voulons avoir une conscience sans reproche. Plusieurs cas de conscience ne peuvent être résolus sans l’exercice le plus étendu de noire raison. Elle est encore nécessaire pour nous faire comprendre et accomplir nos devoirs ordinaires et relatifs : les devoirs de père, d’enfant, de mari, de femme, et (pour n’en citer pas d’autres) de maîtres et de serviteurs. A tous ces égards, et pour tous les devoirs habituels de la vie, Dieu nous a donné notre raison pour guide ; et c’est seulement en obéissant à ses ordres selon toute l’intelligence dont Dieu nous a doués, que nous pouvons conserver une conscience sans reproche envers Dieu et les hommes.
8. Ainsi donc, le champ est large dans lequel la raison peut employer le libre exercice de toutes ses puissances. Mais, si elle a tant de pouvoir dans les matières civiles et religieuses, quelles sont donc les choses sur lesquelles la raison est impuissante ? Jusqu’à présent nous nous sommes efforcés d’examiner le sujet avec calme et impartialité, en laissant de côté tout préjugé : suivons encore la même marche, en considérant de sang-froid et avec impartialité, ce que, d’après nos lumières actuelles, la raison ne peut faire.
II. 1. Et d’abord, la raison ne peut produire la foi. Bien que la foi s’accorde toujours avec la raison, cependant la raison ne peut produire la foi, selon le sens scripturaire du mot ; car, selon l’Écriture, ‘la foi est une évidence’ ou conviction ‘des choses invisibles’ ; elle est une évidence divine, qui donne une entière conviction touchant le monde invisible et éternel. Il est bien vrai que sur ce sujet il existait chez les païens les plus sages une ombre de persuasion, provenant sans doute de la tradition ou de quelques rayons de lumière reflétés par les Israélites. De là vient que plusieurs siècles avant la naissance du Seigneur, un poète grec faisait connaître cette grande vérité
« Le jour aussi bien que la nuit, des millions de créatures spirituelles se meuvent invisibles sur la terre. »
Mais ce n’était guère qu’une faible conjecture, bien loin d’être cette ferme conviction, à laquelle la raison même la plus cultivée n’a jamais pu conduire aucun enfant des hommes.
2. Il y a plusieurs années que j’ai fait la triste expérience de cette vérité. Ayant réuni les arguments les plus forts que je pusse trouver chez les anciens et les modernes, touchant l’existence de Dieu et (ce qui lui tient de près) l’existence d’un monde invisible, je m’égarais longtemps au milieu de mes opinions chancelantes : ‘si tout ce que je vois, si la terre et le ciel, si l’univers avaient existé de toute éternité ! si la triste supposition d’un ancien poète était une réalité, et que la génération des hommes fut exactement analogue à celle des feuilles !’ si la terre produisait successivement ses habitants de la même façon que l’arbre ses feuilles ! si cette opinion d’un grand homme était véritable !
Post mortem nihil est ipsaque mors nihil ?
‘Il n’y a rien après la mort, et la mort même n’est rien ?’
Comment savoir si cela n’est pas le cas, si jusqu’à présent je n’ai pas cru à des fables habilement composées ? Et je m’abandonnais à cette pensée, avec un tel abattement d’esprit, que j’aurais préféré la mort à la vie.
3. Mais, pour un sujet de cette importance, ne vous en fiez pas à la parole d’un autre ; pour un moment retirez-vous du fracas du monde, et faites vous-même l’expérience. Essayez si votre raison vous donnera du monde invisible une évidence claire et satisfaisante. Écartant les préjugés de l’éducation, examinez quel motif vous avez de croire à son existence. Établissez-les par ordre : faites taire les objections, et mettez en fuite tous vos doutes. Hélas ! vous ne le pouvez, malgré toute votre intelligence ; et si vous les chassez pour un temps, avec quelle violence et quel redoublement de rage ne vous attaqueront-ils pas bientôt après ? Que pourra la pauvre raison en faveur de votre délivrance ? Plus vous vous débattrez violemment, et plus vos liens se resserreront au point de ne vous laisser aucun moyen d’échapper.
4. Quel fut le cas de M. Hobbes, auteur de la maxime ci-dessus rapportée, et grand admirateur de la raison ? Nul ne peut nier qu’il n’ait eu une forte intelligence. Mais produisit-elle en lui une conviction du monde invisible, entière et satisfaisante ? Ouvrit-elle les yeux de son entendement, afin qu’il pût voir ‘au-delà des limites de notre présent monde’ ? Oh non ! Il s’en faut de beaucoup. Rappelons-nous toujours ses paroles au lit de mort : ‘où allez-vous ?’ lui demandait un de ses amis ; — ‘je vais faire un saut dans l’obscurité’, répondit-il ; puis il mourut. Voilà précisément toute l’évidence que la raison seule peut fournir au plus sage touchant le monde invisible !
5. En second lieu, la raison ne peut produire l’espérance chez aucun enfant des hommes : j’entends, cette espérance scripturaire par laquelle ‘nous nous réjouissons dans l’espérance de la gloire de Dieu’ ; cette espérance qu’ailleurs saint Paul nomme l’avant-goût des puissances du monde à venir, ou encore ‘l’habitation dans les lieux célestes avec Jésus-Christ’ ; cette espérance qui nous fait dire : ‘béni soit le Dieu et le père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a engendrés à une espérance vivante — de posséder l’héritage qui ne peut se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir, et qui est réservé dans les cieux pour nous.’ Une telle espérance ne peut provenir que de la foi chrétienne : c’est pourquoi, il n’y a point d’espérance où il n’y a point de foi ; et comme la raison ne peut produire la foi, elle est également incapable de produire l’espérance. Cette vérité se trouve confirmée par l’expérience. Combien de fois, et de tout mon pouvoir, ne me suis-je pas efforcé de créer en moi cette espérance ! peine inutile ! Je ne pouvais acquérir cette espérance du ciel, pas plus que je n’aurais pu toucher le ciel avec la main ; et quiconque d’entre vous fera le même effort, en retirera aussi peu de succès. Je ne nie pas qu’un enthousiaste ne puisse s’illusionner et produire en lui-même une espèce d’espérance, — une imagination ardente, une sorte de songe agréable ; comme le dit le prophète : ‘il peut s’environner lui-même des étincelles de son propre feu’ ; mais cela ne peut durer longtemps : quelques instants encore et tout aura disparu, pour faire place à la tristesse.
6. Si chez un homme la raison avait pu produire l’espérance pleine d’immortalité, assurément elle l’aurait fait chez ce grand homme dont Justin ne craint pas de dire qu’il était chrétien avant Christ. Car, parmi tous les hommes qui ne possédèrent pas la parole écrite de Dieu, lequel surpassa jamais Socrate, par qui fut-il même égalé ? Chez quel autre païen trouverons-nous une intelligence si forte et une vertu si consommée ? — Mais Socrate a-t-il connu cette espérance ? Laissons-le répondre lui-même, et lisons la fin de sa noble apologie en présence de ses juges prévaricateurs : ‘Maintenant ô hommes juges, vous demeurez en vie, et moi, je vais mourir : laquelle de ces deux choses est ta plus avantageuse, c’est ce que les dieux seulement savent, et non point aucun homme, je suppose.’ Aucun homme ! Combien ce langage diffère de celui de l’humble Israélite : ‘mon désir tend à déloger de ce monde, et d’être avec Christ ; ce qui est beaucoup meilleur.’ Et de nos jours combien de milliers, hommes, femmes, enfants, vieillards, sont capables de rendre aussi ce beau témoignage !
7. Mais qui peut faire cela par la force de sa raison, quelque étendue qu’elle soit ? Adrien, empereur de Rome, fut un des païens les plus estimables et les plus sensés qui aient vécu depuis la mort de notre Seigneur ; il avait coutume de dire : ‘un prince doit ressembler au soleil ; il doit éclairer toutes les parties de son empire, et partout où il pénètre répandre des rayons salutaires.’ Sa vie fut consacrée à accomplir ce but : partout où il se rendait il se montrait juste et miséricordieux ; mais si nous voulons savoir quelle espérance il avait à la fin de sa carrière, écoutons ce qu’il déclare lui-même d’une manière si pathétique :
ADRIANI MORIENTIS AD ANIMAM SUAM.
Animula, vagula, blandula,
Hospes, comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca,
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis jocos!
ADRIEN MOURANT À SON ÂME.
‘O mon âme ! agréable compagne de mon corps,
mais bientôt son hôtesse fugitive,
dans quels sombres lieux
vas-tu maintenant te rendre,
tristement dépouillée de tes riants plaisirs ?’
8. Troisièmement : quelles que soient sa culture et son étendue, la raison ne peut produire l’amour de Dieu : car elle ne peut produire la foi et l’espérance d’où cet amour doit découler. C’est donc ‘en contemplant par la foi quel amour nous a montré le Père’ par le don de son Fils, afin que nous ne périssions pas, mais que nous eussions la vie éternelle, c’est seulement ainsi ‘que l’amour de Dieu est répandu dans notre cœur par le saint Esprit qui nous est donné’ ; c’est seulement lorsque ‘nous nous réjouissons dans l’espérance de la gloire de Dieu’, que nous l’aimons parce qu’il nous a aimés le premier. Mais, que peut une froide raison dans cette affaire ? Elle peut nous fournir de belles idées, une brillante peinture de l’amour, mais ce n’est qu’une peinture : et la raison ne peut aller au-delà : J’en ai fait l’épreuve pendant plusieurs années ; je rassemblais de plusieurs de ces langues les plus belles hymnes, des prières, des méditations ; je les chantais, les lisais et les relisais avec toute l’attention et le sérieux possible ; et néanmoins j’étais comme les os de la vision d’Ézéchiel : ‘la peau les recouvrait, mais il n’y avait point de vie en eux.’
9. Et de même que la raison ne peut produire l’amour de Dieu, elle ne peut pas non plus produire l’amour du prochain ; une bienveillance calme, généreuse, désintéressée pour tout enfant des hommes. Une telle bonne volonté envers nos semblables ne sortit jamais d’aucune source autre que la reconnaissance envers notre créateur ; et si (comme le suppose un grand écrivain) la reconnaissance est l’essence même de la vertu, il s’ensuit que la vertu ne peut exister, à moins qu’elle ne découle de l’amour de Dieu ; et comme la raison ne peut produire cet amour, elle ne peut donc pas produire la vertu.
10. De même que la raison ne peut donner ni foi, ni espérance, ni amour, ni vertu, elle ne peut pas non plus produire le bonheur, car, hors de ces choses, il n’y a point de bonheur pour une créature intelligente. Il est vrai que des hommes dépourvus de toute vertu, peuvent goûter quelque plaisir, mais, quant au bonheur, il leur est impossible de le connaître ; non
« Leur joie n’est que tristesse, leur gaîté que folie, et leurs plaisirs que peines ! »
Ces plaisirs sont des ombres, des songes trompeurs, passagers, incapables de satisfaire l’âme, et de supporter l’épreuve de la réflexion : vienne la pensée, et tout disparaît aussitôt.
Permettez-moi de vous adresser maintenant quelques mots, vous qui dépréciez la raison. Ne faites plus entendre contre ce précieux don de Dieu des déclamations ridicules et extravagantes. Reconnaissez ‘la lampe du Seigneur’ que dans un excellent but il a mise dans votre âme. Vous voyez quelles fins admirables elle accomplit, à ne parler que des choses de cette vie : et quelle n’est pas l’utilité inexprimable que procure même une portion modérée de raison, employée pour tous les différents usages de la vie, depuis les fonctions les plus communes et les plus basses, jusqu’à celles de la plus haute importance et de la plus grande difficulté ! Lors donc que vous méprisez ou dépréciez la raison, ne vous imaginez pas rendre service à Dieu : surtout n’allez pas croire favoriser la cause de Dieu en vous efforçant d’exclure la raison de la religion. À moins de fermer volontairement les yeux, vous êtes forcés de voir qu’elle est utile pour poser le fondement de la religion véritable, sous la direction de l’Esprit, et pour en élever la structure. Vous voyez qu’elle vous dirige dans tous les points de foi et de pratique ; qu’elle nous guide dans toutes les branches de la sainteté intérieure et extérieure. Et ne nous glorifions-nous pas de ce que toute notre religion est un service raisonnable ? De ce que chacune de ses parties, régulièrement accomplie, est le plus noble exercice de-notre intelligence ?
Permettez-moi de vous adresser quelques mots, vous qui exaltez trop la raison. Pourquoi vous précipiter d’un extrême dans l’autre ? Le milieu n’est-il pas meilleur ? Que la raison fasse tout ce qu’elle peut faire : employez-la jusqu’où elle peut aller ; mais, en même temps, reconnaissez qu’elle est tout-à-fait incapable de vous donner ni la foi, ni l’espérance, ni l’amour, et, qu’en conséquence, elle ne peut produire ni vertu ni bonheur réel ; attendez ces choses d’une source plus élevée, savoir du Père des esprits de toute chair ; cherchez-les et recevez-les non pas comme votre propre acquisition, mais comme le don de Dieu. Élevez votre cœur à celui qui ‘donne libéralement à tous les hommes, et ne reproche point’. Lui seul peut donner cette foi qui est ‘l’évidence’ et la conviction ‘des choses invisibles’ ; lui seul peut ‘vous engendrer à l’espérance vivante’ d’un héritage éternel dans les cieux ; lui seul peut ‘répandre son amour dans vos cœurs par le Saint-Esprit’. Demandez donc, et il vous sera donné ; criez à lui, et vous ne crierez pas en vain. Pourriez-vous en douter : ‘si vous, qui êtes méchants, savez bien donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre père qui est dans les cieux donnera-t-il son Saint Esprit à ceux qui le lui demandent.’ Alors, vous serez des témoins vivants que la sagesse, la sainteté et le bonheur sont un, sont inséparablement unis, et qu’ils sont le commencement de cette vie éternelle que Dieu nous a donnée en son fils.